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Je suis restée en état de choc quelques secondes, incapable du moindre mouvement. La vérité – ce que je pensais être la vérité – m’éclatait en plein visage. J’avais été transportée sur un autre monde, dans un autre univers. La ville qui s’étendait tout autour de moi n’était qu’une tromperie, une absurde reconstitution en carton-pâte conçue par des extraterrestres à la cervelle encore plus dérangée que ce que j’avais pu imaginer.
Mon corps tétanisé s’est remis en mouvement et, la tête entre les mains, j’ai hurlé longuement : Noooooon ! Le cri dépassait en intensité tout ce que mes poumons avaient jamais pu produire, y compris – ce qui n’était pas un mince exploit – mes vociférations récentes quand je bataillais contre la porte de ma chambre. Il couvrait même le sifflement des rafales.
Quand j’ai enfin repris mon souffle, je suis repartie de plus belle, appelant à présent à l’aide, dans mon désarroi (chose que je n’avais plus faite depuis l’âge de cinq ans, quand je m’étais égarée pendant trois minutes interminables dans le rayon légumes du Géant Casino), la personne dont j’avais le plus besoin à ce moment-là : Papa ! Papa ! Pa-paaa !
Mais comment ’Pa pouvait-il m’entendre s’il se trouvait à des milliers d’années-lumière de là ? Mes appels répétés, les uns après les autres, se sont perdus dans le vacarme environnant, dans la solitude environnante, et la voix momentanément brisée, j’ai fini par me taire.
*
C’est le moment même que l’ombre humanoïde a choisi pour refaire son apparition. Elle avait appelé un congénère à la rescousse, une autre ombre qui faisait une bonne demi-tête de plus qu’elle, et les deux créatures vaporeuses se tenaient de l’autre côté du canal, fixant chacune sur moi un regard blême.
J’ai hoqueté. Fallait-il éclater de rire, ou bien pleurer ? J’ai pensé leur lancer un truc du genre : Coucou les gars, vous êtes descendus à quel camping ? mais mes cordes vocales ayant mis leur veto, je me suis contentée de lever un bras, dans un geste que j’espérais être le signe universel de la paix.
Elles ne m’ont pas répondu, les créatures, se contentant de rester plantées là sans rien faire, elles de leur côté du canal, moi du mien. Pourtant, leur simple présence était une invitation à continuer la lutte, à ne pas désespérer. Le jeu est encore ouvert, trouve un moyen de nous suivre, semblaient-elles me dire.
Moi, je ne demandais que ça, continuer à les suivre : quelle que soit leur nature exacte, elles étaient la seule lueur d’espoir dans un monde qui m’était devenu complètement étranger. Mais de quelle façon procéder ? Le Pont de Pierre avait cédé sous mes pas comme un vulgaire château de cartes, et je soupçonnais fortement qu’il en serait de même avec n’importe lequel des trois autres ponts les plus proches (un en amont, deux en aval).
Je me suis approchée du bord. Le canal continuait de luire comme si de rien n’était, dans la plus totale indifférence. J’étais une piètre nageuse, mais peut-être pouvais-je quand même le franchir à la brasse (enfin, ce que j’appelais la brasse), même dans cette reconstitution de pacotille où les règles défiaient toute logique… Je me suis penchée pour tremper mes doigts dans l’eau, et là, surprise : mes ongles ont rencontré une surface dure comme de la glace ! J’ai heurté le matériau translucide du plat de la main. Ce qui ressemblait à du liquide n’était en fait qu’un immense bloc solide ! Plus tôt, en arrivant, la comparaison avec le plastique s’était naturellement imposée : comparaison prémonitoire apparemment.
Je me suis relevée et prudemment, j’ai testé le bloc en question : en y posant un pied d’abord, puis en faisant progressivement porter tout mon poids sur ce pied. Le matériau avait englouti un pont tout entier, mais il semblait aussi compact que du béton. Peut-être suffisait-il de traverser en marchant, alors ? J’avais toujours rêvé de marcher sur l’eau. Sur l’autre berge, les ombres énigmatiques, toujours fidèles à leur poste, m’invitaient clairement à tenter l’aventure.
Je me suis enhardie, mon second pied a quitté la sécurité de la berge et je l’ai posé à côté du premier…
SPLASH ! Le bloc s’est désagrégé sous mon poids et je me suis retrouvée submergée sous des eaux glacées et ballottée dans toutes les directions par des courants désordonnés.
J’ai réussi à refaire surface. Ma nage du petit chien, pratiquée essentiellement dans la piscine de mes cousins durant l’été, s’avérait d’un piètre secours. Hoquetant et luttant pour ne pas être entraînée vers le fond, j’ai été charriée en direction d’une petite barque de plaisance miraculeusement amarrée au milieu du canal. Dans un geste réflexe, j’ai réussi à m’agripper à la chaîne. Autour de moi, les flots tumultueux tentaient de me décramponner, mais j’ai tenu bon. J’ai attrapé le bord de l’embarcation ballotante et tant bien que mal, je suis parvenue à me hisser à l’intérieur.
Quand j’ai retiré de l’eau la seconde de mes deux jambes, j’ai immédiatement perçu un changement. Je me suis redressée et j’ai regardé par-dessus bord : l’eau, comme par enchantement, avait retrouvé son aspect solide et plastifié. Une théorie toute fraîche a émergé dans mon esprit. Cette ville n’a pas été « construite » par des Aliens, ai-je pensé. Cette ville EST l’Alien, ce n’est pas possible autrement…
La vérité se précisait. J’étais une fourmi minuscule, et la ville était un corps gigantesque, une monstruosité-ville. Le corps jouait avec moi, jouait avec mon esprit. Il bougeait – un membre ou un tentacule se pliait par exemple –, et à mon niveau, l’environnement changeait du tout au tout. Une monstruosité-ville. Il fallait que ce soit ça.
Si tel était le cas, c’était bien de le comprendre enfin mais quel avantage pratique cela me donnait-il ? J’étais maintenant prisonnière dans une simili-barque, au milieu d’un simili-canal. Le vent continuait à souffler en rafales puissantes. Au loin, la simili-tour me narguait et luisait au clair de deux lunes impossibles. Malgré sa proximité, elle semblait inatteignable. Pour couronner le tout, mes deux compagnons de fumée avaient disparu, me laissant seule face à un dilemme insurmontable : rester au sec dans ce chaos organisé – mais pour faire quoi ? – ou tenter de quitter la barque et prendre le risque de me noyer (car, cela ne faisait aucun doute pour moi, le bloc de plastique redeviendrait torrent bouillonnant dès que je m’y aventurerais).
Seule consolation : mon envie pressante – celle que par la force des choses j’avais réprimée jusque-là – n’était plus qu’un mauvais souvenir. Ma vessie m’avait lâchée durant mon bain forcé, voyez-vous. À présent, j’en tirais une certaine satisfaction. Me soulager dans les eaux de cette monstruosité, je me disais, c’était un peu comme écraser une galoche pleine de boue sur le soulier verni d’un sale type, et cela n’était que justice.
À part cela, la situation était plutôt désespérée, et parce qu’elle était désespérée, une idée lumineuse a soudain germé dans mon esprit endolori : la monstruosité voulait jouer ? Très bien, j’allais la prendre à son propre jeu…
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