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L’horrible mur s’est évanoui. Il faisait jour. Sous le soleil, les pavés de la ruelle avaient une couleur argentée qui faisait penser aux écailles d’un gigantesque crocodile. Devant moi sur ma gauche, il y avait à présent, et dans cet ordre précis, une bijouterie, un magasin de livres anciens, et la salle d’exposition d’un artiste peintre local. La bijouterie s’appelait Bijouterie Prévôt & fils, la librairie Le Bouquiniste et l’artiste en question affichait fièrement son origine italienne sur sa vitrine : Giuseppe Romano, peintre naïf. En face, sur ma droite, je visualisais un cabinet d’avocat – Maître Martin était le nom –, un café avec une terrasse minuscule (deux tables rondes et quatre chaises en rotin) et une salle de vente – La Caverne d’Ali Baba – qui n’ouvrait que le week-end. Toutes les devantures étaient bleues, sauf celle de la librairie qui était verte. Quatre de ces magasins (les trois de gauche et la salle des ventes) arboraient des enseignes de fer forgé qui étincelaient dans la lumière, ce qui renforçait l’aspect médiéval de l’ensemble. Au-delà, la zone piétonne s’arrêtait net, délimitée par deux buses de béton blanc, et laissait la place à un ruban de bitume incurvé et à une enfilade de demeures bourgeoises et de garages privés…

Derrière moi, dans le monde réel, j’ai entendu le crissement s’amplifier. Le mur de brique devait être juste dans mon dos à présent, mais j’ai refusé de rouvrir les yeux, j’ai refusé de me retourner.

Au contraire, j’ai redoublé de concentration, percevant maintenant aussi les odeurs, les bruits, et même le mouvement des passants. Les individus bien détachés, je n’étais jamais arrivée à me les représenter, malgré les prouesses de cette mémoire que l’on disait unique. Comme à son habitude, mon cerveau a donc traduit l’idée de présence humaine par des mouvements de lumière, comme des espèces de traînées blanchâtres qui allaient et venaient dans le décor.

Quand j’ai senti sur ma nuque le contact froid du mur derrière moi, cela a été le déclencheur : j’ai fait un grand pas vers l’avant, m’attendant presque à m’écraser le nez contre la brique.

Rien ne s’est produit, cependant. C’était miraculeux. J’ai continué mon avancée – deux pas, trois pas –, les yeux fermés mais la mémoire grande ouverte. J’ai ainsi passé la librairie (d’un vert, bon sang ! d’un vert éclatant !), puis les tableaux colorés de la salle d’exposition. Après, la vision est devenue chancelante, les formes se sont brouillées – l’effort de concentration était trop grand – et je me suis arrêtée, redonnant d’un mouvement de paupières sa chape de deuil au monde autour de moi.

Incroyable ! J’étais bel et bien là où je pensais être arrivée ! Devant l’échoppe de l’artiste peintre, à quelques pas des deux buses en ciment ! J’avais donc franchi ce satané mur alors… Je me suis retournée et effectivement la construction sombre et massive s’obstinait ridiculement à barrer le passage, mais à plusieurs mètres derrière moi.

J’ai descendu la ruelle jusqu’au croisement suivant, j’ai tourné à gauche dans la seule rue qui n’était pas une impasse, et je me suis retrouvée nez à nez avec une nouvelle obstruction. Simultanément, une nouvelle construction a surgi dans mon dos. Cette fois ci, nul besoin de l’aide de l’une de ces ombres énigmatiques. Comme précédemment, j’ai laissé le flot de mes souvenirs transpercer la brique et redonner vitalité et lumière au décor devant moi, et là encore je suis passée.

J’ai progressé ainsi à plusieurs reprises et j’ai fini par émerger sans autre encombre de ce labyrinthe de rues obscures, faisant ainsi, grâce à la puissance de ma mémoire, un fantastique pied de nez aux cerveaux détraqués qui avaient généré ces illusions. Ils avaient dû s’en payer une bonne tranche au début. Ils devaient rire jaune à présent.

J’étais maintenant sur la place de la cathédrale. J’ai longé cette dernière et je me suis retrouvée dans la partie la plus touristique de la ville, sur ce qu’on appelle ici l’Embarcadère, c’est-à-dire le quai qui longe, sur une bonne distance à gauche comme à droite, le canal artificiel.

*

L’Embarcadère, c’est ce qui nous tient lieu de second front de mer, quand, le long de la côte, le temps n’est pas de la partie. Il y a ici, tout du long, une belle brochette de cafés et de restaurants avec des odeurs appétissantes issues de toutes les gastronomies imaginables. Dans la journée – en été surtout – il y a des marchands ambulants, des statues humaines, des artistes de rue, et même des promenades en carriole. Le canal lui-même est sillonné de canoéistes, de péniches, et surtout de barques remplies de photographes du dimanche armés jusqu’aux dents et qui, debout dans leur embarcation dans un équilibre parfois précaire, prennent tous les risques pour une photo souvenir. Il faut dire que la vue est très pittoresque, avec d’un côté du canal, les échoppes colorées, la cathédrale et les vestiges des fortifications de la vieille ville, et de l’autre, le parc vallonné avec l’hôtel de ville en arrière-plan. Dans le prolongement, en perspective, les touristes peuvent admirer le fameux Pont de Pierre qui enjambe le canal – une vénérable construction datant du 17esiècle et soigneusement préservée – et au-delà de celui-ci, en retrait sur la gauche, dominant sans effort des bâtiments voisins pourtant eux aussi élancés, la nouvelle fierté de la ville plantée au beau milieu du quartier moderne, la fameuse tour du Sablier que vous connaissez déjà.

La nuit, c’est bien sûr un peu plus calme, mais je sais par expérience (pour y être venue plus d’une fois siroter une menthe à l’eau après une sortie ciné avec ’Pa), que même très tard, le quartier reste animé. Les enseignes lumineuses clignotent à qui mieux mieux. Les terrasses sont pleines. Il y a des rires, de la musique.

Je parle de tout cela au présent, mais bien sûr, c’est le passé que j’aurais dû utiliser, car ce que j’avais à présent sous les yeux n’était plus qu’une réplique fantomatique de ce que j’avais connu. Le décor était là, mais tout paraissait faux. Les Aliens m’attendaient au tournant, j’en étais sûre.

Plus jamais la vie ne reviendra ici, ai-je d’abord pensé.

Y en a-t-il d’ailleurs jamais eu ? a ajouté bizarrement une seconde petite voix dans ma tête.

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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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