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J’ai traversé la terrasse pour m’approcher de l’édifice.

J’ai cassé la tête en arrière pour regarder vers son sommet. Quatre-vingt-dix-neuf mètres était sa hauteur exacte. (Du haut de son quasi-hectomètre, dix ans de bonne gestion régionale vous contemplent, avait dit le maire tout fier de lui lors de l’inauguration.) De là où j’étais, je ne pouvais voir le feu brûler bien sûr, mais j’en apercevais la lueur. LAISSE LA LUMIÈRE TE GUIDER, avait dit le prospectus. Il en avait de bonnes, ce bout de papier. Comment était-on censé ne serait-ce qu’entrer, quand tout était barricadé ?

Sous mes brodequins, j’ai senti le sol frémir, comme lorsque j’avais posé le pied sur la première marche de l’escalier, puis il y a eu un grondement, le frémissement s’est transformé en secousse puissante et j’ai failli être projetée au sol. Un tremblement de terre, maintenant ! Sur la façade de la tour, un projecteur s’est détaché et a explosé sur le dallage. Le vent a rugi de nouveau, se transformant à présent en véritable tempête, arrachant d’un coup sec ma casquette fétiche du sommet de mon crâne et l’envoyant se perdre dans la nuit. L’étrange roulement de tambour s’est accru, et malgré les mugissements des rafales, j’ai pu identifier d’où il venait : il venait de là où venait cette odeur tenace d’embruns, il venait tout droit de l’océan, et cela n’annonçait rien de bon.

Il n’y avait plus une seconde à perdre. Je me suis approchée de la tour et j’ai collé mon visage contre l’une des portes vitrées : à l’intérieur, comme partout ailleurs, je ne voyais que le vide. Même si j’avais réussi à entrer, comment aurais-je pu grimper les vingt-cinq étages qui me séparaient du toit panoramique ?

J’ai fait les cent pas devant l’entrée comme un lion en cage. Il y a eu un nouveau grondement et une deuxième secousse, plus forte encore que la précédente. J’ai perdu l’équilibre, m’accrochant à la dernière seconde à l’une des colonnes de granit rugueux qui encadraient l’entrée. Un panneau, au-dessus, s’est détaché de la façade et s’est pulvérisé devant moi, ses débris immédiatement emportés par la tempête. En contrebas, j’ai entendu un CRAAAC, et j’ai vu mon saule pleureur s’effondrer dans le canal. Comment faire, bon Dieu, comment faire ? Les bourrasques martelaient les portes vitrées, martelaient mon visage. Je respirais avec peine. GROOOH faisait le vacarme qui venait de la mer. Un avertissement sinistre, lourd de menaces, et qui maintenant me rappelait non un roulement de tambour mais le bruit du broyeur ménager que ma grand-mère utilisait. J’avais besoin d’aide et il n’y avait personne pour m’aider. Pourquoi les ombres n’étaient-elles pas restées pour me filer un coup de main ? À quoi servait leur petit manège si c’était pour me laisser dans un tel pétrin ?

De rage, j’ai tambouriné contre la porte d’entrée. Contre celle-là aussi pourrait-on dire. La situation était assez ironique. Laissez-moi sortir ! avais-je imploré dans ma chambre. Laissez-moi entrer ! avais-je envie de brailler à présent.

*

On dit parfois que c’est dans les moments de très grande adversité que l’on puise en soi ses meilleures ressources. Est-ce toujours vrai ? Je n’en sais rien. Pour moi en tout cas, ça l’a été cette nuit-là. J’étais prostrée contre la vitre de la porte d’entrée, me sentant totalement abandonnée, totalement démunie. La terre allait s’ouvrir et m’engloutir, ou la tour allait s’effondrer sur moi. Ou les deux. C’était la fin, mes minutes étaient comptées. J’ai pensé à ’Pa et à mes deux frères qui, à l’autre bout de la Voie lactée, devaient certainement dormir sans se douter de rien. J’ai pensé à cette relation spéciale qui nous unissait et qui bientôt allait être réduite à néant, j’ai pensé au second de mes petits talents, cette mémoire que l’on dit hors pair, et je me suis dit que tout cela était un beau gâchis.

J’ai pensé à ma mémoire hors pair et tout à coup, comme une éclaircie inespérée dans un ciel d’orage, ça a fait tilt. Je me suis redressée, le cœur battant : je savais comment procéder pour atteindre le toit panoramique !

Le truc avait fonctionné pour franchir les barrages dans la vieille ville. Je pouvais le recycler pour pénétrer dans l’édifice et grimper jusqu’au sommet. Même si je ne l’avais visité qu’une seule fois, je n’avais qu’à produire un effort de mémoire suffisant et le tour était joué !

J’ai reculé d’un pas, j’ai fermé les yeux et, en dépit des menaces qui s’abattaient autour de moi, je suis parvenue à focaliser mes pensées…

Les deux panneaux vitrés étincelaient sous le soleil. Je me suis avancée hardiment, et ils se sont écartés docilement dans un shhh encourageant. Cette première zone, bordée de chaque côté de plantes exotiques d’un vert lumineux (des caoutchoucs principalement), n’était rien de plus qu’un sas. Il fallait franchir la porte tambour massive. Elle tournait sans se presser, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme le font la plupart de ses semblables. Elle me disait clairement : Entre, mais entre donc. Je me suis introduite à l’intérieur, j’ai parcouru en quelques pas serrés le demi-cercle qui m’était imposé, et la porte tambour m’a effectivement régurgitée là où je souhaitais me rendre avant de poursuivre, derrière moi, sa ronde incessante.

Incroyable ! J’étais parvenue à pénétrer dans la tour ! Comme ça. Sans problème. Et hop là.

Mais le plus dur restait à faire. Il fallait garder les yeux fermés et rester concentrée. Surtout garder les yeux fermés. Surtout rester concentrée. L’objectif suivant était maintenant les ascenseurs.

*

La brillance du jour inondait le hall d’accueil de lumière (une lumière un peu irréelle, comme à chaque fois). L’effet était accentué par le halo pâle des grappes de lampes aux longs abat-jour cylindriques qui descendaient du plafond. Je sentais presque l’empreinte fraîche de la climatisation sur mes joues. La foule allait et venait dans un effet que je vous ai déjà décrit : des espèces de coups de vent blanchâtres qui subsistaient dans l’air quelques instants avant de se désagréger, remplacés par d’autres. Les gens qui ne se dirigeaient nulle part – ceux stationnés devant ou derrière l’immense bureau d’accueil par exemple – n’avaient, simples formes fantomatiques quasi transparentes, pas plus de consistance que ces coups de vent. Il y avait des éclats de voix, des bribes de conversation, des rires même.

J’ai serré les poings. J’aurais payé cher pour pouvoir saisir par la manche n’importe lequel de ces inconnus sans visage et lui parler, simplement lui parler, pour pouvoir dissiper ne serait-ce que quelques secondes le sentiment d’angoisse qui m’étreignait.

Oui, j’aurais payé cher.

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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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