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J’ai rouvert les yeux. Les êtres de lumière s’étaient faits de chair et de sang et me regardaient anxieusement. Les trois garçons et mon infirmière d’un soir. Les ombres. Dehors, par la porte ouverte de la tente, une brise fraîche et paisible entrait, apportant les senteurs de la montagne. Un coucou chantait quelque part dans la nuit.
– Elle se réveille ! a chuchoté l’un des garçons.
La fille (comment s’appelait-elle bon sang ?) a posé une main sur mon épaule.
– Bon retour parmi nous, a-t-elle prononcé.
C’est seulement quand j’ai senti la chaleur de ses doigts sur moi que j’ai su avec certitude que mon calvaire était terminé.
*
J’ai dégluti péniblement. Ma gorge était sèche comme du parchemin.
– Merci les gars, ai-je fini par réussir à croasser. Vous m’avez sauvé la mise.
– Tu nous as appelés, alors on a rappliqué, a dit dans la pénombre un garçon à lunettes. (Je le reconnaissais : c’est lui qui m’avait si efficacement mise sur la bonne voie au sommet de la tour.)
– Je sais, ai-je répondu.
Grimaçant sous l’effort, je suis parvenue à me redresser en position assise. Ma tête était douloureuse, j’avais des crampes d’estomac (j’avais réellement très faim), je transpirais comme une éponge pressée et tout mon corps tremblait. Une véritable épave.
– Doucement, a repris mon infirmière qui, apparemment, prenait son rôle très au sérieux.
– Sucre, ai-je dit.
Mes sauveteurs se sont regardés sans comprendre, alors j’ai précisé :
– J’ai besoin de sucre. Des bonbons, n’importe quoi.
– J’ai ce qu’il faut sous ma tente, bougez pas je reviens ! s’est exclamé une grande perche à la tignasse vraisemblablement blonde (dans la pénombre, c’était difficile d’être sûre).
Lui, j’ai réalisé, c’était sans doute celui que j’avais vu pour la première fois de l’autre côté du canal.
Il est sorti en trombe et moins de trente secondes plus tard, il était de retour, brandissant fièrement deux barres chocolatées. Des Mars. C’était mieux que rien. Je les ai récupérés et après un moment difficile où j’ai bien cru que mes doigts malhabiles n’arriveraient jamais à les extraire de leur emballage, je les ai chacun engloutis en trois morceaux successifs. Quand j’ai eu terminé, j’ai attrapé la gourde d’eau derrière moi, et j’ai rincé le tout à grandes gorgées.
Burp !
ai-je fait avec satisfaction. Je me sentais mieux à présent. Même mon mal de tête semblait s’évanouir. Des sucres lents maintenant, ai-je pensé. J’ai tendu la main vers l’une des pochettes de mon sac à dos, j’ai extrait plusieurs P’tit Lu du paquet que j’avais ouvert dans l’après-midi et j’ai mordu dedans à belles dents.
– Alors comme cha, vous avez entendu ma voix, ai-je fini par reprendre, la bouche encore pleine.
J’ai senti une hésitation chez mes compagnons.
– Le truc, c’est qu’on ne sait pas trop si c’était ta voix, a dit le binoclard. Enfin, c’était bien toi qui appelait, ça c’est sûr.
– Ce qu’il veut dire, a renchéri mon infirmière (Charlotte, c’était Charlotte), c’est que ton appel résonnait dans nos têtes, et seulement dans nos têtes.
– Quand tu m’as réveillé, a confirmé la grande perche qui m’avait offert les Mars, je t’entendais clairement. Au secours ! Au secours ! tu répétais. On aurait dit un vieux disque rayé. Mais quand j’ai réveillé le frérot, lui n’entendait absolument rien.
– Pareil pour moi, a dit le garçon à lunettes. Moi, je lisais un bouquin. Quand tes appels ont commencé, j’ai demandé à mon pote de tendre l’oreille. Il a enlevé ses écouteurs mais lui non plus n’entendait rien. Arrête de lire tes bouquins de science-fiction à la noix, ça te monte au cerveau, il m’a même dit.
– Du coup, a repris Charlotte, on est tous sortis un par un de nos tentes. Tous les quatre je veux dire. Au début, on ne savait pas trop quoi faire, ni vers où se diriger.
– Et c’est moi qui suis d’abord sorti. Ouaip. Quand un mystère rôde dans les parages, ch’ suis toujours le premier au courant, a ajouté le troisième des garçons.
Ce garçon-là, c’était celui que j’avais rencontré au tout début, lorsque j’étais coincée dans la vieille ville. Peut-être cela signifiait-il qu’effectivement, pour une raison inconnue, c’est d’abord avec lui que (lorsqu’il était sous sa tente) le contact s’était fait…
Charlotte m’a dévisagée et a de nouveau posé sa main sur mon épaule.
– Tu es télépathe, c’est ça ? a-t-elle demandé abruptement.
J’en ai eu le souffle coupé. Comment les choses pouvaient-elles se dérouler aussi rapidement ? De façon aussi ouverte ?
– Je… j’ai un petit talent secret, c’est vrai, ai-je admis. Mais jusque-là, je croyais que je ne pouvais l’utiliser qu’avec ceux de ma famille. Mon père et mes deux frères, je veux dire. Et encore, ce n’était pas vraiment de la transmission de pensée.
– On dirait bien que ça en est maintenant, a répondu Charlotte. Et on dirait bien que tu as réussi à l’utiliser sur nous autres, inconnus parfaitement ordinaires.
J’ai songé un instant à cela.
– Comment vous vous appelez les gars ? ai-je demandé aux garçons. Moi, c’est Rose-Marie, mais tout le monde m’appelle Rose-Ma.
– Victor Lemaître, pour vous servir, a indiqué le grand blond en s’inclinant comiquement.
– Moi, c’est Valentin, a dit le garçon aux lunettes.
– Et moi Aurélien, a conclu son voisin. Sans reproche et sans peur, amateur de frissons à mes heures, a-t-il tenu à ajouter.
– Et toi, je te connais déjà, ai-je repris en m’adressant à Charlotte. Tu es Charlotte, c’est ça ?
– Bonne mémoire, a répondu Charlotte.
J’ai hoché lentement la tête.
– Voilà. Vous n’êtes plus des inconnus, ai-je dit. Et je ne crois pas que vous soyez des gens parfaitement ordinaires.
Mes compagnons se sont regardés de nouveau. Observés plutôt. Comme si soudain ils se suspectaient mutuellement de quelque chose. Cela m’a frappée.
C’est Valentin (le binoclard) qui a rompu le face-à-face inconfortable.
– C’est marrant ! a-t-il dit avec un petit rire. Tu délirais pendant ton sommeil. Tu marmonnais des trucs incroyables. Le monstre ! Le monstre liquide ! Il va m’engloutir ! tu n’arrêtais pas de répéter.
– Et moi, quand je me battais avec cette maudite seringue, tu m’as carrément traité d’idiot, a dit Aurélien. Ch’est pas gentil, cha.
Nous avons tous ri de bon cœur, et c’est Victor – mon généreux pourvoyeur en Mars – qui m’a posé la question qui allait tout déclencher :
– Tu faisais un cauchemar, c’est ça ?
– Tu peux le dire. Un cauchemar dément, irracontable.
– Tu nous racontes ?
– Ouais, raconte-nous ! a approuvé d’une seule voix le reste du groupe.
J’ai eu un instant d’hésitation. Mon aventure nocturne m’avait épuisée, et je sentais un sommeil – que j’espérais enfin réparateur – me tomber derrière les oreilles. Et puis, ce que j’avais vécu était assez personnel. Une autre fois, les gars, j’ai failli répondre. Puis je les ai regardés, un à un, ces quatre compagnons de hasard qui, dans cette semi-obscurité, ressemblaient tant aux projections de mon rêve, et j’ai changé d’avis. Ils m’avaient sauvé la mise, je leur devais bien ça.
J’ai rebu de l’eau à ma gourde, et les membres de mon auditoire en ont profité pour se repositionner et s’installer un peu plus confortablement. Ils pressentaient que l’histoire serait longue, et je ne les ai pas déçus.
(Suite et fin sur PAGE 16)