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Je me suis décidée à avancer sur le quai. Les coups de vent, maintenus à distance tant que j’étais dans la vieille ville, m’ont de nouveau assaillie, redoublant de fureur. Comment était-ce possible ? J’avais regardé la météo la veille au soir, et ils annonçaient un temps superbe partout en France, tant dans la nuit que dans la journée qui suivrait. Rien, strictement rien ne semblait logique, décidément.
De l’autre côté du canal, à deux ou trois cents mètres sur ma droite, dans un contraste encore plus saisissant que d’habitude, se dressait donc – tel un phare de fortune – la stature sombre et ultramoderne de mon objectif. Tout en haut, le brasier continuait d’y briller, à grands coups de flammes sauvages.
Je me suis dit que j’étais presque au bout de mes peines. Quoi que ce fût que je trouverais là-bas, j’abordais maintenant la dernière ligne droite. J’ai rejoint le Pont de Pierre et je m’y suis engagée.
Ce pont, je vous en avais déjà parlé. Datant de quatre cents ans, c’était un ouvrage massif et austère, visiblement fait pour durer. On n’en faisait plus des comme ça. Solidement planté sur ses piliers de granit, il enjambait en deux voûtes basses la rivière canalisée.
En haut de ses marches de pierre, je me suis arrêtée. Sous mes pieds, j’ai cru l’espace d’un instant sentir le tablier vibrer. Comment une structure d’une telle épaisseur pouvait-elle vibrer, même sous l’action de fortes bourrasques ? Est-ce qu’il s’agissait là d’une nouvelle illusion ? J’ai eu une seconde d’indécision, j’ai agrippé d’une main ferme le parapet sur ma gauche et je me suis remise en mouvement.
Je n’avais pas franchi trois mètres que les vibrations ont repris, de plus en plus fortes, avant de se transformer en soubresauts violents. Cette fois-ci, c’est à deux mains que j’ai dû m’accrocher au rebord de pierre. Il y a eu un grincement énorme et j’ai été violemment propulsée d’un côté puis de l’autre, réalisant avec horreur que le tablier de granit se soulevait et se tordait dans les deux sens, comme du vulgaire caoutchouc ! J’ai battu précipitamment en retraite, manquant à plusieurs reprises d’être éjectée par-dessus le parapet, et j’ai à peine eu le temps de sauter d’un bond vers la terre ferme que derrière, dans un bruit puissant d’avalanche, j’entendais le Pont de Pierre s’écrouler de tout son poids dans le canal. J’ai fait une magnifique pirouette – alors que j’avais toujours été nulle en gym au sol –, et pour la seconde fois de la nuit, j’ai embrassé malgré moi la terre ferme.
Pendant quelques instants, je suis demeurée dans cette même position, écrasée par la pesanteur, les bras en croix. J’avais mal partout. J’étais sonnée. La tête avait porté, et en signe de protestation, une sérieuse migraine s’installait à présent dans un coin de mon crâne. Comme si cela ne suffisait pas, cette faim idiote me tourmentait de nouveau. Trop, c’était trop. Je ne voulais plus me relever. Je voulais rester là, à souffrir le martyre sur ce quai, le nez collé sur le ciment humide du sol, et ce jusqu’à la fin des temps.
Ce qui m’a poussée à reprendre mes esprits ? Je n’en sais rien. L’instinct de survie probablement. Toujours est-il que j’ai fini par me redresser sur mes coudes et par réflexe, j’ai tourné la tête vers le pont. J’imagine que je voulais prendre toute la mesure du désastre auquel je venais d’échapper de justesse. Je m’attendais, pour en avoir entendu le vacarme derrière moi, à un pont en ruine, avec des pans entiers de son tablier affleurant à la surface du canal comme des icebergs incongrus, la surface du canal encore parcourue de vaguelettes désordonnées s’écrasant contre la berge.
Mais il n’y avait rien de tout cela. L’eau était lisse et dépourvue de tout frémissement – on aurait dit une feuille de plastique – et du pont lui-même, cet auguste pont de grosses pierres plusieurs fois centenaire, il n’y avait aucune trace, comme s’il n’avait jamais existé.
J’ai cligné des yeux plusieurs fois, histoire de m’assurer que ce que je voyais maintenant était bien réel, mais comment savoir ce qui était réel ? Complètement dépassée par les événements, j’ai effectué une douloureuse roulade latérale pour me retrouver sur le dos, le regard tourné vers la voûte du ciel.
*
De toute évidence, on cherchait une fois de plus à faire joujou avec mes sens. Les murs qui poussaient comme des champignons d’abord. Le pont qui s’écroulait avant de disparaître totalement ensuite. Peut-être même que ces illusions allaient encore plus loin et qu’en fait, rien n’avait changé dans ma bonne vieille ville. Tout était toujours là : les gens, les meubles, les objets. Simplement, je ne les percevais pas. L’éventualité de cette possibilité m’a redonné une bouffée d’espoir. Est-ce que j’étais tout bonnement la victime d’une expérimentation psychologique ?
J’ai tourné et retourné cette hypothèse dans ma tête. Si une partie de moi voulait y croire, une autre partie, la plus grande, s’y refusait. Une expérimentation psychologique ? Mon œil. J’avais tambouriné à des portes, marché un bon moment en plein milieu de l’avenue à une période de l’année où, quelle que soit l’heure, il y a toujours de la circulation. Même si la réalité m’était devenue invisible, j’aurais quand même dû sentir le contact physique : ’Pa ou les voisins m’auraient agrippée et retenue, des passants auraient cherché à m’empoigner pour me ramener sur le trottoir.
Or, rien de ce genre ne m’était arrivé. Tout se passait comme si les gens s’étaient effectivement volatilisés. Il était donc logique de penser que tout le reste avait suivi le même chemin. Ma ville, ma chère ville, n’était plus qu’une carcasse, et j’étais la seule rescapée. Une rescapée qui, bon an mal an, cherchait à rejoindre une destination qui lui avait été mystérieusement indiquée.
Qui donc cherchait ainsi à m’aider ? L’ombre humanoïde très certainement. Mais qui était-elle ? Était-elle seule ? Pourquoi jouait-elle les âmes secourables ? Quelles relations entretenait-elle avec les auteurs de cette sinistre mascarade ?
Et ces derniers justement – les Aliens –, qui étaient-ils eux aussi ? Pourquoi me laisser errer dans cette parodie de ville ? Était-ce une façon d’étudier la résistance de l’être humain aux conditions extrêmes ? Jusqu’à présent, j’avais réussi à déjouer leur misérables chausse-trappes, mais pour combien de temps encore ?
Et enfin : cette météo inexplicable. Pourquoi cette forte odeur d’embruns et surtout ces coups de vent que personne n’avait anticipés ? Comment exactement les relier à la seule théorie à ma disposition, à savoir la confiscation de ma ville par une puissance extraterrestre ?
Plus je tournais et retournais tout cela, et moins je comprenais. J’étais perdue. Toute cette affaire, à l’image de la constellation sur laquelle mes yeux venaient de se fixer, avait l’allure d’un gigantesque point d’interrogation…
Une constellation en forme de point d’interrogation.
Quand j’ai soudain enregistré ce que mes yeux me montraient, je me suis redressée d’un coup de rein et une onde glacée m’a traversé le corps.
Une constellation en forme de point d’interrogation.
Comment était-ce possible ? Les constellations, je les connaissais sur le bout des doigts, celles de l’été comme celles de l’hiver. Il n’y en avait aucune qui ressemblait, même de loin, à un signe de ponctuation. Aucune.
*
D’un bond, je me suis remise debout et j’ai fouillé fiévreusement la voûte étoilée du regard. Où était passée la Grande Ourse ? Et la constellation du Lynx ? Et celle du Dragon ? Et toutes les autres, de la Balance au Serpent, en passant par Pégase et Cassiopée ? Rien ! Je ne reconnaissais plus rien !
Devant mes yeux incrédules brillaient des configurations totalement étrangères, qui auraient pu appartenir à la voûte céleste d’un astre situé à l’autre bout de la galaxie.
Le seul objet familier dans ce ciel inconnu – la pleine Lune qui continuait de luire accrochée à un nuage translucide – s’avérait incapable de me réconforter. Sur quelle planète est-ce que je me trouvais réellement ? Le coup de massue final a eu lieu quand j’ai tourné la tête : derrière moi, couchée à ras sur l’horizon, comme si elle tentait de se dérober à ma vue, une deuxième Lune illuminait les cieux…
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