PAGE 4
J’ai descendu l’avenue pendant un bon moment, accompagnée par le claquement de mes semelles sur le macadam et le sifflement du vent dans mes oreilles.
Et puis les rêves ne se passent jamais comme cela. On commence une balade en voiture avec une bande de copains, et la seconde d’après, pour une raison mystérieuse, on se retrouve en train de faire du vélo, à pédaler comme un malade. Pas pour longtemps. Le temps de réaliser qu’en fait, on a passé son temps à faire du canoë avec son arrière-grand-mère, celle qui est morte deux ans auparavant, et on se demande si on arrivera à temps de l’autre côté de l’Atlantique. Vous voyez le tableau ? Et ne me dites surtout pas que vos rêves à vous sont complètement différents.
Ce qui m’arrivait depuis mon réveil, en revanche, était on ne peut plus cohérent. Bizarre, terrifiant, mais cohérent. Non, vraiment non : il était impossible que je sois en train de rêver.
Je me suis arrêtée et, relevant le bas de mon survêtement, j’ai étudié mon genou douloureux. J’en ai profité pour refaire mon lacet. J’ai levé la tête vers la balise mystérieuse. Elle continuait de briller, de m’attirer. Fallait-il continuer ? Mes jambes ont répondu pour moi, et je me suis remise en chemin.
Si encore j’avais pu compter sur mon petit talent…
Cette aptitude, je l’avais découverte vers l’âge de six ou sept ans. Elle me permettait de « sentir » si la pièce d’à côté était vide ou non. Si elle ne l’était pas, je savais également combien de personnes étaient présentes et qui. Bien sûr, il y avait des limites : je ne pouvais scanner que mon environnement immédiat, et je n’étais réceptive qu’à la présence des personnes les plus proches de moi, à savoir principalement ’Pa et mes deux frères. Mais c’était déjà ça.
Un jour, j’avais essayé d’en parler à ’Pa, mais il m’avait gentiment mise en boîte. Peut-être avait-il raison d’ailleurs.
Moi, j’y croyais quand même, à mon aptitude extrasensorielle. Simplement, elle ne m’était d’aucun secours dans la situation présente, et c’était terriblement frustrant.
*
J’avançais toujours, frissonnant de plus belle sous les assauts du vent. Une faim dévorante s’était emparée de moi. Comment pouvais-je avoir aussi faim alors que la veille au soir, j’avais dévoré à moi toute seule une Margarita familiale à la pizzeria du port ? Pour couronner le tout, cette envie lancinante d’aller me soulager devenait plus pressante à chaque instant. Où diable étaient les toilettes, bon sang ?
Malgré la situation ahurissante dans laquelle je me trouvais, je parvenais à garder le contrôle de moi-même, le contrôle de mes pensées. Par quel miracle ? Aucune idée.
Je persistais à rationaliser. Si ce n’était pas un rêve, qu’est-ce que c’était alors ? L’explication la plus naturelle, c’était que tout le monde avait fui durant mon sommeil : ’Pa, mes deux frères, les voisins, les pompiers, tout le monde. Comme des rats. Pour une raison inconnue, j’étais restée derrière. C’était bien ma veine.
La question qui en découlait, c’était bien évidemment : qu’est-ce qui avait provoqué cette panique ? La guerre atomique avait-elle été déclarée durant mon sommeil ? Avait-on annoncé la chute imminente d’un astéroïde géant ? J’ai soudain réalisé que si c’était le cas, mes minutes étaient comptées. L’horreur m’a saisie, jusqu’au moment où j’ai réalisé que mon petit scénario catastrophe ne pouvait tenir la route : il n’y avait nulle part de trace de fuite précipitée. Les voitures étaient sagement garées le long du trottoir, les vitrines des magasins intactes, l’avenue dépourvue de tout objet – sac à main ou ours en peluche – abandonné à la hâte.
Tout cela me dépassait. Marcher vers cette foutue lumière me dépassait. Je grelottais presque à présent, et mon envie me tenaillait toujours. Si les gens n’avaient pas fui, où étaient-ils donc partis alors ?
Mon esprit a formulé immédiatement une nouvelle hypothèse : il y avait eu invasion extraterrestre, c’était ça. Les Aliens s’étaient matérialisés au-dessus de la ville dans de gigantesques vaisseaux, et, allez hop, avaient aspiré tout le monde dans leurs faisceaux de lumière, tout le monde mis à part moi. Tout s’expliquait, et il ne fallait pas chercher plus loin.
L’idée était démente, j’en avais conscience, mais faute de mieux, je m’y suis accrochée mordicus. C’était cela, ou dans ma cervelle tous les fusibles restants allaient sauter.
J’ai continué de marcher un bon moment, en pilote automatique, puis je me suis arrêtée net, me rendant soudain compte que si je n’agissais pas rapidement concernant ma vessie, mon amour-propre et mon confort personnel allaient en prendre un sacré coup. Il fallait que j’y aille, invasion extraterrestre ou pas.
En même temps, j’avais beau être le seul humain restant en ville, il était hors de question que j’aille me soulager derrière le premier platane venu. Et si quelqu’un, tout compte fait, me voyait ? J’ai fouillé anxieusement mon environnement du regard. Enfin ! me suis-je soudain exclamée.
De l’autre côté de l’avenue, un peu plus haut, j’apercevais l’enseigne de la station Esso, et je savais y trouver des toilettes. Pas à l’intérieur de la boutique – de toute façon, je ne voyais pas comment j’aurais pu y accéder – mais à l’arrière du bâtiment. Je les avais utilisées deux ou trois fois dans le passé, à l’époque où mon environnement se comportait normalement. Elles n’étaient pas spécialement propres, et sentaient plutôt bizarre, mais je n’allais pas faire la fine bouche. J’ai traversé la rue et je suis montée jusqu’à la station-service.
(Suite sur PAGE 5)