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J’ai dénoué la barque de son attache. C’était une corde de marin nouée à une boucle de métal. J’y suis parvenue plus facilement que je ne pensais. La corde était grosse, le nœud assez lâche. En quelques instants, j’ai libéré l’embarcation. Ensuite, je me suis allongée sur le dos sur l’un des bancs transversaux et j’ai passé mes deux jambes par-dessus bord avant de poser mes pieds sur la surface du bloc solide.
Il s’est passé exactement ce que j’espérais : l’eau, d’un seul coup, a repris vie, plus déchaînée que jamais, et un courant fort nous a emportées, moi et mon embarcation. La barque tournoyait dans tous les sens, et je m’accrochais à mon banc comme un naufragé à sa bouée. Malgré son comportement chaotique, je voyais bien que je me rapprochais de la tour du Sablier et, surtout, du bord opposé du canal. Quand j’ai estimé être assez proche, j’ai retiré d’un coup sec mes pieds de l’eau et le canal, en bon chienchien obéissant, a repris aussitôt son aspect solide.
Ce que je n’avais pas prévu, c’est que cela entraînerait forcément l’arrêt brutal de la barque. L’embarcation a pilé net, j’ai été projetée par-dessus bord dans un splendide enchaînement de tonneaux et – Bam ! Aïe ! – troisième atterrissage manqué de la soirée : je me suis écrasée de tout mon long sur la surface dure comme du ciment du canal.
Je n’avais pas terminé de glisser que déjà, le bloc redevenait liquide et pour la seconde fois en moins de cinq minutes, SPLASH ! je me suis retrouvée submergée dans les remous d’une eau toujours aussi froide. J’ai battu frénétiquement des mains et des pieds, j’ai bu deux ou trois bonnes tasses – à votre santé, les gars ! –, mais comme j’étais près du bord, j’ai fini par réussir à saisir l’une des branches basses d’un arbre ; un énorme saule pleureur accroché à la berge que (dans mon monde d’origine tout du moins) j’avais toujours connu.
J’étais secouée et battue comme du linge sale dans un lavoir – la monstruosité-ville ne voulait pas lâcher prise ! – mais, serrant les dents, j’ai joué à Tarzan avec les branches et j’ai fini par m’extraire laborieusement du courant. J’ai rampé jusqu’en haut de la berge (c’était de l’herbe, fort heureusement – enfin, ce qui ressemblait à de l’herbe) et j’ai toussé et recraché dix bons centilitres d’eau entrés par effraction dans mes poumons. Ensuite, trempée de la tête aux pieds, les vêtements en vrac, des morceaux de feuilles plein les oreilles, je me suis remise en position verticale.
QU’EST-CE QUE TU DIS DE ÇA, SUPER MÉGA MINUS ? ai-je hurlé dans le vent, fière comme un capitaine de vaisseau bravant les éléments. TU CROYAIS QUE TES PETITS TOURS DE RIEN DU TOUT ALLAIENT M’ARRÊTER ? Mon coup de sang étant dirigé contre la ville elle-même, je n’avais aucune idée de vers où me tourner, alors tout en prenait pour son grade : le canal, la cathédrale, la ligne des bâtiments modernes de mon côté de la berge, et même la tour du Sablier. TU CROYAIS POUVOIR ME RETENIR, HEIN ? ai-je continué. ALORS TU T’ES FOURRÉ LE DOIGT DANS L’ŒIL JUSQU’AU COUDE !!!
J’ai pris le temps de reprendre mon souffle, il y a eu un clic dans ma tête, et j’ai ajouté : ET EN PLUS, TON CANAL À DEUX BALLES, J’AI PISSÉ DEDANS !!!
Ensuite, j’ai marqué une pause, frissonnant sous les rafales. Je m’attendais quasiment à ce qu’une partie de la ville se métamorphose, à ce que, par exemple, le donjon qui marquait l’entrée de la vieille ville s’anime, prenne la forme d’un énorme visage aux traits grotesques, caricature odieuse d’un visage humain, et à ce qu’il rugisse d’une voix d’outre-tombe : COMMENT… OSES-TU… ME DÉFIER…, INSIGNIFIANT… VERMISSEAU ?
Mais de voix, point, et de visage grotesque encore moins. Je suis restée seule face au découpage lugubre de cette ville fantôme, avec pour toute réponse les hurlements du vent. N’empêche, cet accès de colère m’avait fait un bien fou, et déjà, vêtements et casquette (que – mais oui – j’avais réussi par miracle à conserver sur ma tête) commençaient à sécher. J’ai tourné dignement les talons et je me suis dirigée vers les escaliers qui menaient à la tour.
*
La tour du Sablier dominait le canal de toute sa taille. Elle était entourée d’une esplanade gigantesque (depuis le début des beaux jours, sur Terre, on y donnait régulièrement des soirées concerts) et on accédait à celle-ci par un escalier qui, sur trois côtés, en faisait le tour.
Quand je suis arrivée au pied des marches, les ombres étaient de retour et m’attendaient. Elles se tenaient en haut de l’escalier, toujours aussi rigides, tels des magistrats de cour d’assises. Des magistrats, oui, sauf que leur apparence – cela m’a frappée tout à coup – rappelait plus celle d’adolescents humains. Il y en avait trois maintenant. Pourquoi leur nombre augmentait-il à chaque fois ? Était-ce un code ? Le signe tangible que j’approchais du but ? De nouveau, je les ai saluées, et de nouveau, elles sont restées imperturbables.
J’ai posé un pied sur la première marche et j’ai senti celle-ci frémir. Et voilà, c’est reparti pour un tour, ai-je aussitôt pensé. L’escalier allait se pulvériser comme un biscuit trop sec et je plongerais dans un abîme sans fond, ou alors les marches, à mi-chemin, allaient commencer à faire des leurs, se dérobant sous mes pieds comme si j’empruntais un escalator dans le mauvais sens, ou accélérant subitement pour m’éjecter dans les airs. Ça, ou n’importe quoi d’autre. La monstruosité-ville n’allait pas abandonner la partie si facilement, surtout – je le soupçonnais fortement – après ma récente petite bravade au sujet de mes exploits urinaires.
J’ai retiré mon pied et j’ai songé un instant à contourner l’esplanade pour l’aborder par le quatrième côté, celui qui était en pente douce. Mais le vent redoublait de violence et, pour une raison inexpliquée, je sentais que le temps m’était compté. De plus, c’était de ce côté-ci qu’en haut des marches mon comité d’accueil m’attendait.
J’ai donc pris une bonne inspiration et j’ai compté dans ma tête. UN… J’ai reposé un pied sur la première marche et j’ai adopté ma meilleure position de sprinteuse. DEUX… Ce fichu vent soufflait dans mon dos, c’était bon ça, et les marches que j’avais à grimper luisaient comme de l’ivoire, bien visibles sous la lumière des astres. ET TROIS ! J’ai bondi comme un diable hors de sa boîte et je me suis précipitée vers le sommet, avalant les vingt-trois marches et le palier intermédiaire en moins de temps qu’il ne m’a fallu pour vous le raconter.
Et tout cela malgré mes bleus, mes bosses, mon mal de crâne et tout le reste.
*
Parvenue en haut, presque essoufflée mais soulagée, j’ai fait une pause et jeté un œil derrière moi : l’escalier était toujours intact. La monstruosité-ville n’avait daigné jeter aucun nouvel obstacle sur mon chemin. Sans doute, ai-je pensé, se réservait-elle pour une confrontation finale qu’elle savait gagnée d’avance. On verrait bien qui aurait le dernier mot.
C’est à ce moment précis que, pour la première fois, j’ai perçu un autre bruit. Il était diffus, comme une espèce de roulement de tambour lointain. J’ai tendu l’oreille, tentant de localiser son origine, mais cela semblait venir de partout à la fois. Qu’est-ce qui allait me tomber dessus, maintenant ?
Les ombres, en revanche, s’étaient une fois de plus évaporées. De toute évidence, elles n’étaient pas là pour me proposer de faire une partie de poker ou de belote. Pas grave. Quelque chose me disait que je les retrouverais, sans doute en haut de la tour, et que peut-être il y en aurait quatre. Ce même quelque chose me disait également que c’était là-haut que tout se jouerait, que je saurais enfin, d’une façon ou d’une autre, ce que ce cirque signifiait.
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