PAGE 16 (FIN)
– J’étais de retour chez moi, dans ma chambre, ai-je commencé. Je me suis réveillée en sursaut, et j’ai su immédiatement que quelque chose clochait…
Ensuite, je leur ai tout raconté. Tout. De bout en bout. D’une seule traite. Sans rien omettre d’essentiel. Parfois je chuchotais, parfois je m’esclaffais. Parfois, je ne pouvais empêcher ma voix de trembler. Cela me faisait un bien fou de tout déballer, de parler à quelqu’un tant que tout cela était encore frais. Deux fois au moins, j’ai dû m’arrêter pour essuyer ces larmes qui, pas une seule fois dans mon cauchemar, n’avaient voulu couler. À un moment, j’ai même ri de façon hystérique. (Je venais d’aborder le passage concernant ma vessie et le bain forcé dans le canal, j’ai soudain réalisé ce que cela pouvait signifier dans le monde réel, surtout quand on avait durant le souper précédent ingurgité un bon demi-litre de bière, et quand j’ai plongé discrètement une main dans mon duvet pour en tâter le fond – horreur ! malheur ! –, mes soupçons se sont immédiatement confirmés…) Combien de temps mon récit a-t-il duré ? Quarante-cinq bonnes minutes. Une heure peut-être. Quand j’en suis arrivée au bout, quand j’ai eu parlé de la chaleur de la main de Charlotte sur mon épaule, je me suis tue abruptement. L’effort m’avait littéralement vidée.
Il y a eu une période de flottement, et Valentin a émis un sifflement de connaisseur.
– Ça, c’est du cauchemar, ou je ne m’y connais pas, a-t-il déclaré.
– Je confirme, a ajouté Aurélien. Une histoire parfaite pour un soir d’Halloween.
– Ton aventure semblait si réelle, a observé Victor. Comment est-ce possible ? Moi, mes rêves sont toujours sans queue ni tête…
Dans la pénombre, j’ai opiné.
– J’ai un second petit talent, ai-je admis. Celui-là, tout le monde s’accorde dessus. Une mémoire apparemment extraordinaire. Il suffit que je voie une scène quelques instants, et clic-clac, je l’enregistre dans mon esprit comme une photo. Une mémoire photographique, on appelle ça.
J’ai soupiré avant d’ajouter :
– Jusque-là, elle m’avait plutôt rendu service. Apparemment, durant ma crise de diabète, mon inconscient a recyclé ce talent de façon complètement inattendue, pour ne pas dire franchement tordue, en récréant un univers à la fois réaliste et délirant.
– Heureusement qu’avec tes super dons de télépathe, on a pu se pointer à la rescousse, a remarqué Aurélien.
J’ai acquiescé, songeuse. Est-ce que ce qui était arrivé était le signe d’une évolution définitive de ma petite aptitude extrasensorielle ? Est-ce qu’à l’avenir, non contente de sentir la présence de mes proches, je pourrais continuer à envoyer des messages par transmission de pensée ? Est-ce que je serais aussi capable de lire dans la tête des gens ? Je n’en savais rien encore.
Ce qui était sûr, c’est que pour que je sois capable de communiquer avec ces quatre-là – et seulement avec eux – il avait fallu qu’eux aussi possèdent quelque chose de spécial. Les liens de sang étant d’emblée écartés, que restait-il ?
Mon regard s’est, tour à tour, posé sur chacun de mes compagnons, et tout à coup, malgré la fatigue qui, maintenant, menaçait de m’emporter à chaque seconde, la révélation s’est faite : un truc extraordinaire leur était arrivé, et c’était cette expérience qui leur avait donné cette ouverture d’esprit particulière, cette sensibilité unique.
Et c’est cela qui les avait conduits, tout comme moi, à s’inscrire au même séjour découverte. Il n’y avait pas de hasard.
– À vous aussi, il vous est arrivé quelque chose, hein ? ai-je fini par lâcher.
Mes compagnons ont hésité un instant et j’ai su que j’avais tapé dans le mille.
– C’est-à-dire que… a bafouillé Aurélien.
– Tu as raison, Rose-Ma, a admis Charlotte. En tout cas pour ce qui me concerne. Il m’est arrivé une aventure incroyable, à Noël dernier. À moi et à mon petit frère.
– Moi, pareil, a renchéri Victor. C’était en avril, et si je vous le racontais, vous me traiteriez de menteur et de vantard.
Valentin, à son tour, a réagi :
– Même chose ici, les p’tits potes. L’an dernier, au moment de la rentrée, une histoire complètement dingue m’est arrivée. Même maintenant, j’en ai encore la chair de poule. Je… je ne savais pas trop à qui en parler. Je suis rudement content de pouvoir le faire maintenant.
Comme toutes nos têtes pivotaient maintenant vers Aurélien, ce dernier a levé ses deux bras en signe de capitulation :
– Ok gars, n’en jetez plus. Vous avez gagné. Bon. À Halloween dernier, croyez-le ou non, j’ai vécu la plus belle frousse de ma vie, et j’ai découvert que j’avais moi aussi un talent. Un talent dans le genre du tien, Rose-Ma…
– Trop cool, s’est exclamé Valentin. On est comme les cinq doigts de la main, alors. Comme le Club des Cinq…
J’ai esquissé un sourire. La remarque de Valentin était un peu gamine, mais sur le fond, il avait raison. Il y avait une relation unique entre nous. Je le sentais, et tous les autres dans le groupe le sentaient. Comment cette relation allait-elle se développer ? L’avenir seul le dirait.
– Ok les p’tits potes, a poursuivi Valentin. Qui veut prendre le relais ? Moi, je veux bien vous raconter mon aventure.
– Hé, le binoclard, tu as vu l’heure ? a répondu Victor.
– Et surtout, a ajouté Charlotte, tu as vu la tête de Rose-Ma ? Une tête de déterrée. Elle a besoin de repos.
Même sous l’éclairage faible de la tente, je devais effectivement faire peur à voir. J’avais de plus en plus de mal à résister à l’engourdissement, et de la position assise, je suis repassée ostensiblement en position couchée. Mon esprit brûlait d’entendre le récit de Valentin, d’entendre tous les récits, mais mon corps s’y refusait résolument et allait bientôt déclarer forfait.
– J’ai une idée ! a repris Valentin, sur un ton tellement enthousiaste qu’il nous a tous fait sursauter. On se retrouve tous demain soir et chacun raconte son histoire.
Chacun a considéré la proposition.
– Moi, je veux bien, mais on se retrouve où ? a demandé Aurélien.
– Autour du feu de camp. Après la veillée, vers minuit, il n’y aura plus personne. Qu’est-ce que vous en dites les p’tits potes?
– Moi grand Sachem dire qu’idée me plaît beaucoup, a approuvé Victor.
– C’est vrai que la proposition est sympa, a ajouté Charlotte. J’ai l’impression qu’on attendait tous un moment comme celui-là, le moment où l’on pourrait enfin se confier à quelqu’un.
Elle s’est penchée vers moi, et d’une voix distante d’un millier de kilomètres (je me sentais déjà partir) m’a demandé :
– Demain soir après la veillée. Qu’en pense Sorcière-Qui-Sait-Chuchoter-Dans-Nos-Esprits ?
– Sorcière dit Ugh, bien parlé, ai- je répondu dans un ultime bâillement.
Ensuite, j’ai juste eu le temps d’entendre mes compagnons discuter de l’opportunité d’informer la mono de garde cette nuit-là, juste le temps d’entendre Charlotte dire qu’elle allait voir si elle pouvait la réveiller, juste le temps de chuchoter dans un dernier souffle :
– Vous restez avec moi, hein, les gars ?
que déjà, le manteau apaisant du sommeil m’avait enveloppée. J’ai sombré dans les délices d’une nuit sans rêve. J’ai dormi d’une traite et cela (c’est ce que les copains m’ont rapporté), malgré les efforts des deux ambulanciers pour me sortir de ma torpeur.
Je ne me suis réveillée que le lendemain matin. Mes yeux se sont ouverts sur une chambre d’hôpital au blanc aveuglant.
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