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J’ai pilé in extremis, le mur devant moi à deux millimètres seulement de mon nez. Je suis restée à le regarder pendant plusieurs secondes, bouche bée, sans comprendre, puis j’ai laissé ma main courir sur les briques solidement scellées entre elles. Elles étaient humides, humides et glacées. Qu’est-ce que ce foutu machin fichait là, en plein milieu de la rue ? J’ai reculé d’un pas et j’ai pris d’un seul coup toute la mesure du problème. Le mur s’étendait d’un bout à l’autre de la rue et se dressait jusqu’au niveau des gouttières des maisons voisines. C’était un véritable barrage. Une construction inimaginable et pourtant bien réelle.
Il était vrai que je n’avais pas mis les pieds ici depuis un petit bout de temps. Peut-être y avait-on démarré des travaux récemment, à l’époque où les humains occupaient encore la ville. Mais pourquoi ériger un mur entier ?
Bon. Je n’allais pas laisser cette nouvelle bizarrerie me retarder trop longtemps. Il me suffisait de rebrousser chemin sur vingt mètres, de passer l’impasse des Dames, de m’engager rue des Pêcheurs et je finirais par sortir tout aussi bien du quartier. Mais quand j’ai entamé mon demi-tour, je me suis immobilisée instantanément : derrière moi, un autre mur tout aussi solide était apparu, empêchant toute retraite et m’enfermant dans cette ruelle obscure comme un scarabée sous un bocal.
J’ai senti la panique revenir à grand train, mais au moment même où, pour la seconde fois de la soirée, j’allais y céder sans l’ombre d’un regret, j’ai aperçu une forme en mouvement dans ce qui avait été (avant tous ces événements) une boulangerie artisanale. Instinctivement, je me suis approchée, collant mon front contre la vitrine pour scruter la pénombre intérieure de la boutique.
D’abord, si ce n’était des murs désespérément nus, je n’ai rien vu. Mais bientôt, juste devant moi, pétrie dans l’obscurité même de l’espace, une ombre s’est matérialisée. C’était une apparition à contour vaguement humain, de ma hauteur environ. Elle a glissé sans bruit, s’arrêtant juste devant moi, son semblant de visage et le mien n’étant séparés que par les quelques millimètres de l’épaisseur du verre.
J’ai vaillamment tenu bon, la fascination le disputant à la terreur. Mais quand la créature a soudain ouvert les yeux, fixant sur moi le blanc laiteux d’un regard dépourvu de pupilles, j’ai reculé violemment et ma tête a heurté le lampadaire en métal derrière moi.
Le monde tout autour de moi s’est mis à danser et je me suis sentie partir. Adieu monde incompréhensible, l’oubli allait m’avaler et quand je me réveillerais, tout n’aurait été qu’un mauvais rêve…
*
Quand je suis revenue à moi – je n’étais restée inconsciente qu’une poignée de secondes tout au plus – j’étais avachie au pied du lampadaire, et le monde incompréhensible en question était toujours là, solidement ancré dans ma réalité. Je me suis hissée en position debout, j’ai frotté mon crâne endolori et j’ai fait un tour d’horizon rapide. Dans le magasin, mon visiteur surprise avait disparu. Les deux obstacles de briques, par contre, n’avaient pas bougé d’un pouce. Ou plutôt si : ils s’étaient manifestement rapprochés.
J’ai louché vers la base de l’un des murs, incapable d’en croire mes sens : dans un bruit de raclement laborieux qui me vrillait les tympans, la brique glissait, lentement mais sûrement, contre le pavé humide. Le mur glissait et se rapprochait de son vis-à-vis, avec moi entre les deux : j’allais périr écrasée ! Qu’est-ce que j’étais censée faire à présent ? Qu’est-ce que je pouvais faire ?
Dans ma détresse, j’ai tardé à réaliser qu’en fait, la créature était toujours là, mais à l’extérieur de la boutique à présent. Ombre parmi les ombres, elle se tenait adossée au premier des deux murs, celui qui me barrait le chemin vers la tour du Sablier.
Mon cœur a sauté un battement et la créature a esquissé un geste, un geste lent, comme une invitation à la suivre. Puis elle a reculé, et les briques l’ont absorbée.
J’ai laissé échapper une exclamation, un aboiement plutôt. Quoi ou qui que fût cette apparition, elle en avait de bien bonnes ! Le mur semblait bien réel, et je ne voyais pas comment, moi, je pourrais jouer les Passe-muraille…
Je me suis quand même rapprochée et pour la seconde fois, j’ai pressé ma main contre la surface froide et rugueuse. Puis les deux. Puis mon corps entier. Aussi fort que je le pouvais. Mais la brique tenait bon. CRRR, faisait le mur derrière moi qui se rapprochait toujours. Plus que trois mètres. Bientôt deux. J’ai senti une sueur glacée me couler le long de l’échine : j’étais perdue. Que voulait me dire l’ombre exactement ? Comment pouvais-je la suivre ?
D’impuissance, j’ai fermé les yeux pour appeler à la rescousse – dans un ultime sursaut de fierté que je pensais dérisoire – mon second petit talent caché : une aptitude extraordinaire à la mémorisation. Je me suis forcée à l’imaginer, tel qu’il était dans mon souvenir, ce tronçon de rue dont on m’interdisait l’accès. Cela, rien ni personne ne pouvait m’en empêcher, et si je devais mourir broyée entre deux murs, eh bien au moins je partirais avec la vision douce et colorée de mon monde d’origine. Baignée dans une lumière quasi irréelle, l’image a commencé à se matérialiser dans mon esprit, aussi précise qu’une photographie…
… et sous la pression de mon corps, le matériau du mur a cédé, prenant la consistance d’une pâte molle.
J’ai poussé un Oh ! de surprise et j’ai rouvert aussitôt les yeux. Ma vision a éclaté comme une bulle de savon, laissant place de nouveau à la grisaille lugubre des briques. Mon corps, comme sous l’action d’un champ de force, a été brutalement repoussé vers l’arrière.
*
J’ai mis quelques secondes pour comprendre. Voilà ce que l’ombre cherchait à me montrer : j’étais la victime d’une illusion puissante, c’était ça. Les Aliens – si c’était bien eux – essayaient de brouiller les repères. En fait, il n’y avait pas d’obstacle. La voie était libre. Il suffisait que je me concentre suffisamment et je traverserais le mur aussi facilement qu’un écran de fumée…
J’ai refermé les paupières, et j’ai focalisé mes pensées comme jamais je n’avais eu à le faire auparavant.
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