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Je suis restée pétrifiée quelques instants, et ma colère est tombée, cédant la place à la confusion.

Bon. J’avais fondu un gros fusible, c’était indéniable. Mais ce qui était fait était fait, et je ne pourrais plus rien y changer. Je devais reprendre le contrôle de moi-même et tâcher de me tirer de ce que je soupçonnais déjà être un pétrin monstrueux.

J’ai soufflé un grand coup, et je me suis approchée autant que j’ai pu de la fenêtre brisée (j’étais restée pieds nus) pour examiner l’étendue des dégâts. Je n’avais pas fait les choses à moitié : non seulement j’avais descendu tous les carreaux, mais l’une des barres transversales en avait elle aussi pris un sacré coup.

J’ai réfléchi. Après tout, je n’habitais qu’au premier. Puisque cette bon Dieu de porte refusait de s’ouvrir, eh bien, j’emploierais les grands moyens.

J’ai arraché les draps de mon lit et j’ai fait dégringoler le matelas du sommier. En utilisant ma lampe halogène sur pied comme un balai, j’ai débarrassé le montant de la fenêtre des éclats de verre restants. L’opération de nettoyage n’a pas duré une minute. J’ai alors poussé le matelas par-dessus les débris de verre, et je me suis approchée au plus près de la fenêtre sans aucune crainte pour mes tendres orteils. J’ai donné un coup de dents dans chacun des deux draps, et je les ai fendus d’un coup sec dans le sens de la longueur avant de nouer les morceaux les uns à la suite des autres : j’avais là largement de quoi descendre jusqu’au trottoir. L’opération effectuée, j’ai attaché l’une des extrémités de mon échelle improvisée au radiateur mural sous la fenêtre, et j’ai contemplé mon œuvre, me demandant si la toile du drap serait assez résistante. J’ai décidé que oui.

Avant le grand saut, quelques préparatifs s’imposaient. Je ne savais pas ce que j’allais trouver en bas, alors, autant s’équiper. J’ai tendu la main vers mon sac à dos (celui que j’avais préparé en prévision de mon départ du lendemain) et j’en ai extrait, posés tout en haut, un solide tee-shirt de coton blanc à l’effigie de Planète Sciences et une casquette portant le même logo.

J’ai eu une seconde de flottement. Ces deux articles étaient tout neufs. J’en étais très fière. Où les avais-je eus, déjà ?

Qu’importe, j’ai décidé. Il y avait plus urgent. J’ai réquisitionné, posés près de ma tente roulée en boudin, une solide paire de chaussures de marche que je devais aussi emporter le lendemain : des Pataugas aux épaisses semelles de caoutchouc. Pas très élégantes pour la première sortie nocturne non accompagnée d’une jeune fille de quatorze ans, mais je n’allais pas faire la fine bouche. J’ai également délesté mon armoire d’un pantalon de survêtement et j’ai enfilé rapidement le tout, enfonçant pour finir ma jolie casquette sur la tête. J’espérais de tout cœur qu’une fois en bas, quelqu’un viendrait finalement m’ouvrir une porte. D’une part parce qu’il fallait que tout cela cesse, et d’autre part parce que l’envie d’aller aux toilettes qui m’avait prise à mon réveil commençait à me titiller.

J’ai poussé sur le barreau brisé de la fenêtre et à mon grand soulagement, celui-ci a cédé immédiatement. Un obstacle de moins, c’était toujours ça de pris. J’avais à présent largement de quoi passer par l’ouverture. J’ai lancé mon échelle bricolée par la fenêtre et je me suis penchée pour regarder dans la rue. Hou là ! Un étage, cela me paraissait bien haut, tout à coup. J’ai hésité un instant, frissonnant dans le courant d’air, puis empoignant à deux mains mon courage – ainsi que le matériau du drap – j’ai enjambé le rebord et je me suis laissé couler le long du mur extérieur, priant pour que tout se passe bien.

*

À ma grande surprise, je suis arrivée jusqu’en bas sans encombre. Presque jusqu’en bas, plutôt. Au dernier moment, l’un de mes nœuds a lâché. J’ai crié, mes jambes ont refusé d’amortir la chute, et j’ai embrassé le trottoir. Un instant sonnée, je suis parvenue à me redresser, furieuse contre moi-même, puis je me suis tâtée. J’avais eu de la chance : si ce n’était un genou qui me cuisait, il y avait eu plus de peur que de mal.

La première chose que j’ai faite a été de cogner du poing contre la porte d’entrée. Ça ne coûtait pas grand-chose et d’une certaine façon, on peut dire que je venais de devenir une sorte d’experte à ce petit jeu. Le silence qui s’est ensuivi m’a confirmé la triste réalité de ma situation : mon père et mes deux frères avaient joué les filles de l’air, la maison était déserte et en bonus, je me retrouvais bouclée dehors en plein milieu de la nuit.

Faute de mieux, mon esprit a de nouveau scanné sans conviction l’espace derrière la porte.

J’ai fait les cent pas sur le trottoir, indécise, puis je me suis décidée à aller frapper chez les voisins, un couple de retraités. Ils dormaient sûrement, mais les aboiements de leur petit cabot les sortiraient du lit, c’était garanti. Ils allaient en faire une tête, quand ils me verraient devant leur porte, moi, mes draps de lit et mes chaussures de marche, mais au moins ils pourraient m’aider et me réconforter. Je commençais à avoir sacrément besoin de réconfort.

Également, et ce n’était pas le dernier de mes soucis, je pourrais utiliser les toilettes.

Mais j’ai eu beau frapper, mes efforts, tout comme dans ma chambre, n’ont servi à rien. Aucune lampe ne s’est allumée, aucun aboiement ne s’est fait entendre, et la porte est restée désespérément close. Se pouvait-il qu’eux aussi aient déserté les lieux ? C’était impensable.

J’ai reculé, chancelante, et j’ai étudié mon environnement, espérant capter, malgré l’heure tardive, le moindre signe de vie nocturne encourageant, mais la rue était totalement inanimée. Pire encore : en l’absence de la lune, j’ai soudain réalisé, elle aurait été plongée dans la plus complète obscurité puisque tous les lampadaires sans exception étaient eux aussi éteints.

J’ai fermé les yeux, fourni un bref effort de mémoire, et l’image de la rue telle qu’elle avait été en fin de journée précédente m’est revenue, avec chacun de ses détails, telle une photographie. J’ai rouvert les yeux. La voiture de mon petit couple de retraités était garée là, bien à sa place, sur l’emplacement handicapé (s’il me fallait une autre preuve qu’ils auraient dû être chez eux, eh bien, je l’avais). Un peu plus haut, les trois poubelles du numéro 23 étaient là elles aussi, une grande, une petite, et la troisième posée en équilibre sur le rebord du trottoir, comme prête à basculer. J’ai continué de comparer. Mon souvenir de la rue. La scène telle que je l’avais sous les yeux. Tout semblait strictement identique, jusqu’au camion de pompier en plastique rouge et jaune – auquel il manquait une roue – abandonné sur le rebord de la fenêtre au numéro 18, deux maisons après la mienne.

C’est ce dernier détail qui a fait tilt, et ma conscience a enfin intégré ce qui aurait dû me sauter aux yeux dès le départ. Quelque chose aurait dû en toute logique être différent, puisque nous étions au milieu de la nuit : tous les volets auraient dû être fermés.

Or, c’était exactement le contraire. Personne ne s’était barricadé chez soi. Les fenêtres étaient toutes visibles, et luisaient sous le clair de lune comme des petits lacs verticaux. Il y avait cela, l’absence totale d’électricité, les voisins qui ne répondaient pas, et bien sûr la disparition mystérieuse de ma famille.

Quelque chose clochait, et clochait sérieusement. J’ai planté là mes deux draps de lit, celui toujours accroché à ma fenêtre et celui en vrac sur le trottoir, et j’ai entrepris de descendre la rue pour rejoindre l’avenue en contrebas.

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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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