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Avez-vous jamais fait l’un de ces rêves où l’on est conscient de rêver (et qu’on appelle je crois rêves lucides), mais où tous vos efforts pour vous secouer vous-mêmes et vous en libérer restent vains ?
C’est précisément ce qui s’est passé ensuite. J’ai pris ma tête entre les deux mains et j’ai serré les paupières aussi fort que je le pouvais. Loin de moi désormais l’idée de faire joujou avec les univers reconstitués. Je veux me réveiller, je veux me réveiller, haletais-je. Seigneur, faites que lorsque j’ouvrirai les yeux, je serai de retour au camp sous ma tente. S’il vous plaît…
Mais j’ai eu beau prier et beau faire, lorsque j’ai libéré mes paupières, j’étais toujours prisonnière de ce monde délirant. Les bourrasques continuaient de me gifler le visage, le brasier de lancer dans la nuit ses flammes gigantesques, et sur la terrasse, les ombres, parfaitement immobiles, n’avaient pas bougé d’un pouce.
Une nouvelle secousse (je ne les comptais plus, maintenant) a ébranlé la tour. J’ai vacillé et je suis tombée à quatre pattes. Partout dans la cité, j’ai vu des bâtiments s’écrouler. La cathédrale tout d’abord, une série d’hôtels le long du front de mer ensuite, et enfin, plusieurs tours d’habitation au sud de la ville.
Je suis dans un rêve, dans un rêve lucide, je peux faire tout ce que je veux, ai-je soudain réalisé. Je me suis rétablie d’un bond sur mes deux pieds, bombant le torse. J’ORDONNE AU VENT ET AU TREMBLEMENT DE TERRE DE CESSER, ai-je crié à la face de cet univers hostile. Et pour faire bonne mesure, j’ai ajouté : VOUS N’ÊTES PAS RÉELS ! VOUS N’EXISTEZ QUE DANS MA TÊTE !!!
Mais ma fanfaronnade n’a pas eu l’effet escompté. Pour toute réaction, le séisme m’a renvoyée goûter au sol froid de la terrasse. S’il y avait une solution, hélas, trois fois hélas, elle se trouvait ailleurs.
*
Je me suis relevée, sonnée mais pas vaincue, tel un boxeur qui repart au combat après avoir été expédié dix fois au tapis. J’ai cherché les ombres du regard. En avaient-elles profité pour s’éclipser courageusement ? Non, elles étaient toujours là. Simplement, elles s’étaient regroupées à l’autre bout de la terrasse, devant le grillage qui protégeait l’accès aux antennes de télécommunication. Elles se tenaient dos à dos, comme des vieux soldats de Napoléon formant un dernier carré. Je me suis rendu compte que parmi elles, il y avait une fille. J’ai couru en boitant jusqu’à elles.
– Et maintenant, je fais quoi ? leur ai-je lancé, sans m’adresser à aucune d’entre elles en particulier.
J’étais furieuse, furieuse mais aussi malade. Malade d’angoisse. Malade dans mon corps. Mon crâne se consumait. J’ai eu un haut-le-cœur suivi d’un frisson. Mon estomac s’est violemment tordu. J’aurais tué pour un paquet de chips.
J’ai attrapé la fille par les épaules – une ado de mon âge, cheveux longs bouclés qui flottaient dans le vent, pommettes rondes, taches de rousseur (car j’en discernais sur ses joues) – et je l’ai secouée d’avant en arrière. La créature n’a pas réagi, se contentant d’osciller mollement comme une poupée de chiffon, ses yeux blancs sans pupilles verrouillés dans les miens.
J’ai eu une nouvelle nausée et j’ai senti un étrange goût de sucre remonter dans ma gorge et envahir ma bouche.
Un goût de sucre… Un besoin impératif de sucre…
Une série de brèches supplémentaires s’est ouverte dans ma conscience, et tous les signes de malaise physique que j’avais progressivement éprouvés depuis le début de mon cauchemar se sont rejoints, comme autant de points, pour former une ligne d’une éclatante évidence. Le mal de crâne, ma faim tenace, les nausées et à présent ce rappel gustatif caractéristique : tout cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à une crise de diabète ; à une hypoglycémie plus précisément.
Car diabétique, je l’étais, depuis deux ans. Croyez-le ou non, je l’avais appris le jour de mes douze ans – joyeux anniversaire.
C’est pas vrai, ai-je réalisé avec consternation, j’ai complètement oublié de vérifier mon taux de sucre hier soir ! Je revoyais clairement la scène à présent : j’avais bien pris mon injection d’insuline, juste avant le repas, et ensuite, autour du barbecue, j’avais ri, plaisanté, chahuté même ; c’était mon premier camp de plein air, et je sentais que j’allais adorer ça ; je n’avais strictement rien avalé, si ce n’était – coup sur coup – deux gobelets pleins à ras de la bière de l’amitié (sans alcool, je précise) servie par les monos. Ensuite, en avant marche, nous avions tous filé vers le feu de camp.
Dans l’excitation générale, j’avais zappé le rituel du test de glycémie d’après repas. Le bon Dieu de rituel de test de glycémie. Complètement zappé. Je ne pouvais donc voir que j’étais en manque de sucre…
Pour une championne de la mémoire, je sais, ce n’était pas glorieux. Croyez-vous que je m’en serais souvenue au moment d’aller me coucher ? Même pas. C’était lamentable.
La situation était encore plus critique que je ne le pensais. Il en allait de ma santé, il fallait que je me réveille. Rapidement. Pour ce faire, malgré mon mal de crâne atroce, malgré les éléments déchaînés, j’ai continué de me torturer les méninges.
*
Devant moi, les ombres avaient encore gagné en détail. Si ce n’était les yeux, elles ressemblaient en tous points à d’authentiques adolescents maintenant. Des adolescents de chair et de sang vus dans la pénombre. Les ombres frémissaient sous les coups de boutoir de la tempête. Elles attendent mes instructions, me suis-je dit.
J’ai brusquement pris conscience d’autre chose : ces quatre adolescents, je les connaissais ! Ils faisaient eux aussi partie du camp Planète Sciences ! La fille, je lui avais parlé une fois durant le barbecue. Elle m’avait prêté son bol. Comme s’appelait-elle déjà ? Charlène, Charlie, quelque chose comme ça. Les garçons, j’ignorais leur nom, mais j’avais partagé mon télescope avec deux d’entre eux, le grand et celui à lunettes, durant l’atelier d’astronomie.
Ces ombres, bon sang, ces ombres… Elles avaient un rôle à jouer. Un rôle qui avait un rapport avec quoi ? Avec ma condition. Avec le fait que, sous ma tente, j’étais plongée dans un sommeil terrifiant, au bord du coma, en pleine crise d’hypoglycémie. Ma condition, sous ma tente. C’était ça. Ce dont j’avais besoin, dans le monde réel, c’était… que quelqu’un m’injecte en sous-cutané une dose de glucagon !
Mon regard a sauté d’une ombre à l’autre et subitement, tel le bouquet final d’un feu d’artifice, la pièce manquante de l’énigme s’est mise en place… Ce n’était pas les ombres qui m’avaient appelée, bien au contraire : c’était moi qui les avais appelées ! Comment ? En utilisant, d’une façon que je ne comprenais pas encore, ce talent mystérieux qui me permettait de « sentir » si l’un de mes proches était dans la pièce à côté. J’avais, des profondeurs de mon sommeil perturbé, lancé un appel à l’aide, et ce sont ces quatre jeunes qui avaient répondu. Mon rôle dans tout cela ? Leur expliquer exactement ce qu’il fallait faire…
L’inquiétant bruit de broyeur (dans le feu de l’action, je l’avais pour ainsi dire oublié) a pris soudain une nouvelle ampleur, comme si on ouvrait une porte, ou qu’on tournait le bouton du volume au maximum. Ma tête a pivoté et j’ai scruté l’horizon, là où normalement, il aurait dû y avoir le calme plat de l’océan.
Sauf que de calme plat, il n’y avait plus. À la place, écumant furieusement sous les rayons des deux lunes, se dressait dans le lointain un titanesque mur d’eau. Un raz-de-marée. Un raz-de-marée aux dimensions impensables, dont la crête semblait lécher les nuages denses et tortueux qui s’accumulaient à présent juste au-dessus de celui-ci. L’odeur d’embruns était devenue suffocante. C’était donc de là-bas qu’elle venait...
J’ai gémi. La masse noire et compacte du monstre se précipitait vers la ville à une vitesse folle (GROOOH) et dévorait le ciel étoilé, engloutissait la clarté, emplissait mon champ de vision. Avec lui, tout disparaîtrait dans le néant. Tout, y compris moi. Je le savais. Comme hypnotisée, je n’arrivais pas à en détacher mon regard…
Une nouvelle rafale m’a rappelée brutalement à la réalité. Dans quelques secondes, la plage puis la ville seraient englouties. Le vacarme venant de la mer rivalisait avec les hurlements du vent. La terrasse tremblait, la ville entière tremblait. Il fallait agir. J’ai visualisé ma tente (une tente igloo deux places que j’avais empruntée à ’Pa), et celle-ci s’est magiquement matérialisée, déjà montée, au milieu des quatre ombres. Je n’ai pas perdu un instant. Je me suis mise à quatre pattes et j’ai rampé à l’intérieur. Avais-je descendu la fermeture Éclair de la porte avant de m’endormir ? Non. J’ai laissé la fermeture tranquille. Qu’est-ce qu’il y avait d’autre ? Ah oui : j’ai fait apparaître mon duvet, je me suis glissée dedans et je me suis allongée, la respiration courte et le corps couvert de sueurs froides.
Je suis ici, ai-je appelé. Sous la tente bleue. Celle avec des nylons fluo. Magnez-vous les gars. Magnez-vous.
Les ombres n’ont pas rampé sous la tente à ma suite. Elles sont apparues, plop, comme ça, agenouillées tout autour de moi. Leur regard blanc s’est fixé sur mon visage.
Mon sac à dos, ai-je ordonné. La tente était parcourue de violentes convulsions, et ce bruit ! ce bruit ! Le kit de glu – le kit de glucagon est dans la pochette de devant, ai-je ajouté, bafouillante.
Le sac à dos est apparu, l’une des ombres s’est penchée et en a extrait une boîte rectangulaire orange. C’est celle-là ! Ouvre-la et insère la seringue dans le flacon ! Mais non ! Enlève le bouchon, idiot ! Voilà. Tu pousses le solvant dans le flacon. Ok. Tu secoues le flacon maintenant. Secoue-le bien. Renfonce l’aiguille et aspire le mélange. Ok. Maintenant, tu m’injectes le produit dans le bras.
L’ombre s’est penchée vers moi et m’a tâté maladroitement le biceps. La toile de la tente continuait de claquer avec violence. Par la porte ouverte, je ne voyais plus rien, si ce n’était le mur hideux et gigantesque du raz-de-marée. Attends ! ai-je repris. Fais-moi la piqûre dans le ventre, plutôt. Dans le ventre ! L’ombre a hésité, et l’une de ses congénères – la fille qui s’appelait peut-être Charlie – s’est emparée de la seringue, a tiré mon duvet vers le bas, mon tee-shirt Planète Sciences vers le haut et, d’un geste précis, comme si elle avait fait ça toute sa vie, m’a planté l’aiguille près du nombril.
Le monde s’est mis à tourner.
C’est trop tard, ai-je pensé. Trop tard. Le monstre liquide est sur moi. Il va m’emporter, emporter mon mal de tête, mon envie de vomir, mes douleurs et mes angoisses. Peut-être est-ce aussi bien ainsi…
Le raz-de-marée a éteint la terrasse.
Le sol, sous moi, s’est morcelé.
Le glucagon est passé dans mon système.
Il y a eu un gigantesque flash, l’intérieur de la tente s’est éclairé, et les quatre ombres humaines sont devenues êtres aux couleurs de vitrail, leur regard irradiant autour d’elles comme des soleils miniatures.
Puis il y a eu l’oubli, le repos, et le noir. Pendant combien de temps ? Cinq minutes. Dix peut-être.
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