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J’ai contourné par la droite la structure en arc de cercle du bureau d’accueil (LE SABLIER À VOTRE SERVICE annonçait en lettres argentées démesurées la formule de bienvenue incrustée le long de son plaquage en ébène), mes pas résonnant étrangement sur les carreaux de grès rouge du dallage – résonnant comme dans une pièce vide.

Je suis passée devant la cafétéria – odeurs de friture, brouhaha intense, illusions de spectres blafards posés dans des fauteuils carrés, ici sirotant un jus d’orange, là engloutissant un croque-monsieur –, puis devant la médiathèque. J’y ai jeté un coup d’œil rapide. Tout était là. Les rayonnages colorés de la section pour enfants, les jaquettes de DVD qui luisaient sous l’éclairage des spots, la rangée d’ordinateurs avec ses moniteurs allumés. Allumés sur quoi ? Je n’avais ni le temps, ni l’envie d’aller vérifier. Quelqu’un essayait de me fracasser le coin du crâne avec un marteau – maudite migraine ! –, et j’avais du mal à rester concentrée.

Je me suis dirigée vers les deux ascenseurs qui, derrière le bureau d’accueil, occupaient une position centrale, mes pas résonnant toujours sur le dallage. J’ai pris le temps de balayer le hall du regard, mes yeux se posant tour à tour sur chacun des éléments marquants de mon environnement. Tout était toujours là autour de moi, fidèle au poste. L’office du tourisme, le marché du Produit Régional, la salle d’exposition Sables du Temps réservée aux artistes locaux, le musée des Arts et Traditions et enfin, pour boucler la boucle ou presque, l’espace détente, avec ses fauteuils carrés confortables et ses tables en plexiglas épais. Illusion bienvenue mais trompeuse...

Je me suis campée devant l’une des trois cages d’ascenseur – une construction de métal et de verre, à l’image de la tour elle-même – et j’ai pressé le bouton d’appel. Rien ne s’est produit, et dans ma poitrine, mon cœur a pompé comme un fou. Et si mes souvenirs infaillibles avaient une limite ? Et si je n’étais pas capable de matérialiser la cabine ? Bien sûr, je pouvais toujours prendre l’escalier – un escalier large de métal et de bois qui montait vers l’étage supérieur en enveloppant les cages dans une courbe qui se voulait élégante – mais voilà : vingt-cinq étages et près de cent mètres à escalader, cela freinait sérieusement mon enthousiasme…

Une troisième secousse a fait trembler le bâtiment, j’ai titubé en arrière, comme frappée par une bonne gifle, et mes yeux se sont ouverts. Mon environnement s’est évanoui, aussitôt remplacé par une vision atroce, celle de la réalité. Prise au piège ! J’étais prise au piège sous une chape de ténèbres et de désolation ! J’ai refermé les paupières, refusant de m’abandonner à la vague glacée du désespoir, et autour de moi, le monde coloré s’est reconstruit. La situation devenait critique. Je ne savais pas combien de temps j’avais devant moi, mais il fallait agir vite.

J’ai pressé une fois encore le bouton de l’ascenseur et cette fois-ci – ouf ! –, mon appel a été pris en compte. Le voyant s’est mis à clignoter, il y a eu un léger tremblement, et la cabine est bientôt apparue, descendant jusqu’à moi lentement, trop lentement. Quand elle s’est s’immobilisée, j’ai attendu en bouillonnant que les deux portes s’ouvrent (celle de la cage et celle de la cabine), je me suis engouffrée à l’intérieur, et j’ai frappé du plat de la main sur le plus haut des boutons, celui qui disait : 26 – ACCÈS TOIT PANORAMIQUE. La cabine s’est ébranlée. J’ai croisé les doigts, priant pour que ma concentration tienne le coup.

*

J’ai grimpé un, deux, puis dix étages. J’ai passé ainsi (depuis ma position centrale, c’était facile de les voir) le restaurant de fruits de mer et le second niveau de la médiathèque, la salle de gym et quantités de bureaux administratifs et de professions libérales. Je continuais également d’apercevoir, de temps à autre, des traînées et des formes brumeuses, signe d’une activité humaine imaginaire dans ce monde reconstitué.

L’une des deux autres cabines descendait, transportant une famille composée de trois spectres, le père, la mère, et le fiston, sans aucun doute. Du fait de leur mouvement, leur matière même semblait s’évaporer. Quand nous nous sommes croisés, le fiston en question a accroché mon regard, comme si, de ses yeux qui ressemblaient à deux puits sans fond, il pouvait me voir lui aussi, et un frisson m’a traversé le corps.

J’ai laissé les apparitions continuer leur descente et moi, j’ai poursuivi mon ascension. J’avais à présent atteint le secteur résidentiel avec des niveaux qui se ressemblaient tous. Dans la cabine, la lumière grimpait le long de la colonne des numéros d’étages, mais bien trop lentement à mon goût. Le 12 venait de s’illuminer… Le 13 maintenant. Mon mal de tête est encore monté d’un cran, à tel point que j’avais maintenant des nausées. J’ai serré les dents. Avance, stupide boîte de conserve, mais avance donc, grondais-je. Le 14 est arrivé, puis le 15, puis le 16. À l’approche du dix-septième étage, une sensation de vertige m’a saisie, et j’ai dû m’appuyer contre la porte pour éviter une nouvelle chute. Je n’y arriverai jamais, ai-je gémi. Il faut… que je reste… concentrée. Je transpirais à grosses gouttes, et quand le numéro 20 s’est à son tour allumé, j’ai su que je n’irais pas plus haut.

Il y a eu un nouveau coup de massue au-dessus de mon oreille droite, j’ai ouvert les yeux et mon monde virtuel a disparu dans un pop. Je me suis retrouvée en chute libre, hurlant dans le noir, et plongeant vers un sol que je ne pouvais que deviner plusieurs dizaines de mètres en contrebas.

Je tombais, et je sentais ma propre substance partir par lambeaux. Moi-même je n’étais plus qu’un spectre sans forme traversé par les vents. Le sol, le sol était là quelque part en dessous et se précipitait vers moi à une vitesse ahurissante. Si je devais m’y écraser – mais est-ce que l’on pouvait s’écraser lorsque le puits était sans fond ? – je ne soulèverais aucune poussière. Mon corps exploserait au moment de l’impact, et chacune de ses particules se dissoudrait, dans le silence, le vide et la nuit.

Mon Dieu, faites que mon corps n’explose pas, ai-je imploré.

Mes pensées sont allées vers ’Pa et mes deux frères, et c’est ce qui m’a sauvée. J’ai pensé à eux, comme je l’avais déjà fait précédemment, et la concentration m’est revenue à la dernière seconde. J’ai fermé les yeux, et mon univers familier et coloré, tout autour de moi et surtout sous moi, s’est reconstruit comme par magie. J’ai heurté le plancher de la cabine et celle-ci a freiné dans un grincement épouvantable – le genre de grincement qui se produit en cas de freinage d’urgence, j’imagine. Quand la cabine s’est immobilisée, je me suis redressée : j’étais de retour au rez-de-chaussée ! La chute avait été longue et moi, je venais d’avoir très chaud.

J’ai appuyé de nouveau sur le bouton du haut et j’ai verrouillé mon regard sur l’ascension du témoin lumineux, occultant autant que je le pouvais mon sentiment d’angoisse, mon mal de crâne, mon corps couvert de contusions et jusqu’au comment de ma présence ici, dans cet ascenseur qui n’existait pas et dans ce bâtiment qui appartenait à un autre univers.

Le pourquoi de ma présence ici, je n’avais aucune peine à l’occulter : je n’en avais toujours aucune idée.

Cette fois-ci, ma concentration a tenu le choc et la cabine a eu le temps d’arriver à bon port. Vingt-sixième niveau, toit panoramique, a annoncé une voix synthétique. Dès que les deux portes se sont ouvertes, je me suis précipitée à l’extérieur, j’ai rouvert les yeux (pop) et, dans l’air moite de ce monde cauchemardesque que je venais de retrouver, j’ai laissé échapper une profonde expiration. J’étais allée jusqu’au bout de moi-même, il n’aurait pas fallu un étage supplémentaire.

(Suite sur PAGE 13)

 
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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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