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L’avenue de l’Océan est l’artère principale de ma ville. Elle mène directement à la plage. Pour l’avoir souvent empruntée quand j’allais au cinéma avec ’Pa et mes deux frères, je savais que même très tôt le matin, elle restait active : il y a non seulement le complexe Pathé mais aussi un bowling, un théâtre, plusieurs cafés et restaurants et même une boîte de nuit. Tout cela créait beaucoup d’animation, surtout dans la saison estivale où nous étions maintenant.
Mais cette nuit-là, il n’y avait pas un chat. Pas une voiture en circulation, pas un éclat de rire, pas un bruit de musique techno. Aucun vacancier sur les trottoirs, aucune lumière allumée où que ce soit. Rien. Nulle part. Quelle heure était-il maintenant ? J’ai consulté ma montre : les aiguilles s’obstinaient à annoncer minuit. J’aurais dû m’en douter, bien sûr, puisque rien ne semblait plus fonctionner.
De toute façon, minuit ou cinq heures du matin, c’était du pareil au même : dans l’avenue la plus fréquentée d’une station balnéaire, en plein milieu de l’été, il aurait dû y avoir des signes de vie, or, tout comme la rue où j’habitais, elle semblait complètement morte.
Je me suis mise à courir, objectif : la caserne des pompiers, à quelques pâtés en contrebas. Celle-ci devait forcément être ouverte, il fallait qu’elle soit ouverte. Quand je suis enfin arrivée, haletante, je me suis précipitée sur la grille d’entrée, espérant stupidement qu’elle s’ouvrirait sous ma poussée, mais elle est restée verrouillée. J’ai fouillé du regard la façade, au-delà des barreaux de métal. Non ! ai-je hurlé.
Car là non plus, il n’y avait nul signe de vie. La brigade entière de pompiers, ces hommes du feu pourtant héroïques, et d’ordinaire toujours là quand on a besoin d’eux, avaient fait comme tous les autres et déserté les lieux.
Il ne me servait à rien de le vérifier en tentant de scanner mentalement l’intérieur de la caserne. D’une part, mon petit talent ne fonctionnait qu’avec mes proches, et d’autre part, quand bien même j’aurais pu m’en servir, il n’aurait fait (j’en étais convaincue) que confirmer la triste réalité : ma maison était morte, ma rue était morte, l’avenue entière était morte.
Je me suis retournée lentement et j’ai laissé traîner mon regard le long des silhouettes sombres des bâtiments qui se découpaient, en arrière-plan, contre le noir de la nuit. J’ai frissonné de nouveau, mais la fraîcheur du vent n’y était pour rien : ce que mes sens survoltés me hurlaient maintenant, c’était que la ville tout entière avait été transformée en ville fantôme.
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Je suis restée un long moment incapable du moindre mouvement au milieu de l’avenue, le souffle court. C’était un cauchemar, c’était ça. J’étais dans mon lit et je faisais un rêve abominable. D’un instant à l’autre, j’allais vaciller et tomber, me brisant sur l’asphalte comme une statue de glace, et à ce moment-là, je me réveillerais…
Au loin, du coin de l’œil, j’ai aperçu quelque chose bouger, et je suis sortie de mon état de transe. C’était un papier, une feuille soufflée par le vent. Elle se dirigeait vers moi sans se presser, mais avec résolution. On sentait qu’elle avait un but. Trente mètres, vingt mètres, dix mètres. Elle virevoltait de-ci, de-là, mais chaque fois rectifiait sa course. Elle est venue se coller à mon mollet comme un chat familier.
Je me suis penchée, et j’ai décollé le papier. C’était un prospectus tout bête qui annonçait qu’incroyable mais vrai, il y avait vingt pour cent de réduction sur tous les articles de salle de bain à Leroy Merlin. Je l’ai retourné distraitement, par pur réflexe, et mon attention a immédiatement été attirée par le slogan imprimé au dos en lettres capitales :
LAISSE LA LUMIÈRE TE GUIDER
La formule aurait été parfaitement à sa place sur un tract religieux, mais que fichait-elle là, au dos d’une publicité pour un magasin de décoration ? Cela n’avait aucun sens. Depuis mon réveil rien n’avait aucun sens, d’accord, mais ce qui me surprenait malgré tout, c’était que ce message semblait s’adresser directement à moi.
Mon regard a accroché quelque chose, quelque part en hauteur, et j’ai tourné la tête. Là-bas, dans le lointain, je distinguais le sommet d’une construction, la plus élevée de ma ville. Un feu y avait été allumé et semblait m’appeler.
Dans la vie, il arrive que le seul choix à votre disposition soit franchement discutable, ou même carrément extravagant. Cela a été mon cas ce soir-là : je n’avais aucun autre choix, si ce n’était de faire une crise nerveuse, j’ai donc décidé de laisser la lumière me guider et, les yeux rivés sur celle-ci, mon corps s’est mis en mouvement.
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Mon objectif, cette haute silhouette sombre qui se découpait dans le lointain donc, c’était le Sablier, une tour de verre et d’acier de près de cent mètres de haut inaugurée en grande pompe l’année précédente. Pourquoi un tel nom ? Parce que sa structure ressemblait à celle d’un sablier, tout simplement, avec sa partie centrale légèrement pincée. Une œuvre grandiose, pharaonique, avais-je dit un jour à ’Pa, toute fière de pouvoir l’impressionner avec mon vocabulaire. De l’argent fichu en l’air pour épater la galerie, m’avait-il répondu.
La tour du Sablier abritait non seulement les services touristiques et administratifs de la région, mais aussi les bureaux de toutes les professions libérales auxquelles on pouvait penser – docteurs, avocats, architectes et j’en passe – et même des appartements de luxe, occupés majoritairement par des touristes aux poches bien remplies. La tour hébergeait aussi un restaurant de fruits de mer, une salle de gym et un cinéma Art et Essai, ainsi que, au rez-de-chaussée, le musée des Arts et Traditions Maritimes (qu’on avait déménagé du centre-ville), une nouvelle médiathèque et un syndicat d’Initiative tout beau tout neuf. Son principal attrait, cependant, c’était son toit aménagé. On y accédait par ascenseur, et la vue panoramique qu’il offrait non seulement sur notre cité balnéaire, mais aussi sur la côte et sur l’océan, était à couper le souffle. Je n’y étais allée qu’une seule fois, mais chacun des détails de cette expérience unique était là, gravé quelque part dans mes souvenirs.
Et c’était sur ce même toit panoramique qu’on avait allumé un brasier. J’étais encore loin, mais je voyais clairement les flammes danser et éclairer d’une lueur blafarde les antennes de télécommunication installées elles aussi sur le toit, et qui se dressaient contre la nuit dans l’arrière-plan.
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